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L'angle du marmouset
1 octobre 2013

Le Festival Lumière (me) rend dingue...

lumiere2013

 

Jeudi 19 septembre, 13h, j’étais dans les starting-blocks, sûr de ma chance. Et j’avais tout prévu. En cas de problème (mais il ne pouvait pas y avoir de problème), je me rendrais en personne à l’Institut Lumière. J’avais déjà prévu de m’y rendre un peu plus tard, pour voir le film de 14h30, La Fille de Ryan. On me laisserait passer. En même temps que mes billets pour le film de Lean, je prendrais mes billets pour la cérémonie de remise du prix Lumière, en tant qu’abonné, fidèle parmi les fidèles, mon visage un sésame à lui tout seul.

La déception fut grande ; la frustration, hors de proportion. La déception était encore plus décevante que je croyais que rien d’aussi futile ne pouvait me toucher. J’expérimentais l’amertume des midinettes, les pleurs étranglés des laissées-pour-compte devant les vitres non rabaissées de l’idole. La seule expérience que je ferais c’était donc ça ? Celle d’un spectateur éborgné, d’un écarté de l’écran, d’un interdit de rituel – tu ne feras pas partie des initiés, mon frère, point de Mystère pour toi. Je m’imaginais au soir du 18 octobre, posé devant cette grosse boîte hermétique d’amphi 3000, les lunettes noires de la honte rabattues sur les yeux, avec pas même le bruit sourd de la fête pour me réconforter.

Oh que je me décevais ! Je m’auto-flagellais pour ne pas avoir fait la queue une heure plus tôt devant le guichet de l’Institut Lumière. Je raillais ma confiance en moi-même. J’avais été trop fier, trop sûr de moi. J’avais assisté à toutes les remises de prix Lumière jusque-là, j’avais baissé la garde l’année où je n’aurais jamais dû la baisser. J’avais mal jaugé, mal évalué. Les fans de Tarantino, mec, ils sont légions, ils se ressemblent, ils connaissent l’avidité, la violence, le « c’est la jungle, il faut se battre », ils arrivent aux aurores pour se goinfrer, pour tarir toute l’eau de la mare, ce n’est pas que ce sont tous de vrais cinéphiles, mais bon il y a la même ferveur chez eux que ce qui fait de Tarantino un cinéphile, la même boulimie d’images, le même sens du rythme sur des tempos effrénés. Ils avaient tout raflé en moins de deux, et bien sûr ils s’en vantaient, ils faisaient éclater leur joie sur les réseaux sociaux, avec indécence.

Je pouvais bien leur concéder ça. Je ne suis pas un fan de Tarantino. Ni même des remises de prix. Il ne faut pas. C’est plus sain. Prenons de la hauteur. Mais rien n’y faisait, j’avais été lésé par une puissance qui me dépassait. Je n’en voulais pas à l’Institut Lumière, j’arrivais trop bien à rationaliser le phénomène : peu de places, trop de demandes – souvent les stats m’aident à survivre. J’étais juste déçu et frustré, et encore davantage parce que je m’obligeais à canaliser mon amertume en prenant soin de ne pas la décharger sur un bouc émissaire. Au fond, ces billets, je ne les méritais pas davantage qu’un autre. C’était la voix de la sagesse : on a toujours l’impression de mériter plus qu’un autre. Mais quand même… La rumeur disait que les places avaient toutes été réservées bien avant pour les invités du Grand Lyon, bien moins cinéphiles que nous autres qui faisions la queue – ce dernier point étant d’une évidence absolue. La lutte des classes allait reprendre. Il fallait mettre à bas les derniers privilèges. A 14h, ce jeudi, la révolte ne faisait que commencer. On allait renverser l’institution Lumière – des messages de mécontentement sourdaient de partout. Twitter sous pression lançait des sifflements de cocotte-minute. Il était temps qu’Octobre sorte de sa salle obscure et envahisse les rues de la ville. Il fallait rameuter les Fontana en herbe, venus en nombre pour la biennale d’art contemporain. Qu’ils procèdent à la lacération des écrans ! Car au fond, c’était quoi le cinéma ? Juste un procédé technique, inventé pour confiner la vie sur un écran, pour être bien sûr que, cette vie, on ne la vive pas dans la rue. Tant d’années à m’illusionner, et je prenais conscience de ça sur un trottoir – et pas n’importe quel trottoir, celui de la rue du premier film, là-même où avait eu lieu le premier rapt de la vie par le cinéma.

14h30 et la foule, privée de remise de prix Lumière, se disloquait, encore sonnée. Alors je n’y suis pas allé. J’ai tué la Fille de Ryan, comme ça, en détournant le regard et en restant sur mon trottoir lumineux. Le cinéma et moi, c’était fini. Bel et bien. Il fallait que je vive maintenant.

Rentré chez moi, la frustration ne m’a pas quitté. Face à la douleur (aiguë, rien moins que ça), il fallait bien que je convoque mon désir, d’une certaine façon, pour le mettre de l’autre côté de la balance et voir s’il pesait aussi lourd que ma déception. C’était quoi ce putain de désir… ou cette envie qui semblait s’ériger en besoin, avec toute son obscénité, si obscène que sous mon propre toit, j’avais honte de le partager avec mes proches – qui ne comprenaient pas – que je puisse en faire toute une histoire –  que je puisse ruminer toute la nuit sur la façon détournée d’avoir des places – que je puisse échafauder des stratégies nocturnes, saugrenues, épuisantes, et qui s’écroulaient toutes au matin. C’était le désir de quoi ? De voir Tarantino en chair et en os ? Etre témoin, en direct, de ses paroles précieuses ? Etrange, quand même, ce si peu de chose. Trinquer à sa santé avec lui et les autres invités ? Partager avec eux un bout de mon propre espace-temps, et dans ce partage devenir un peu eux, et qu’ils deviennent un peu moi, et que dans ce foutoir d’amphi 3000 (3000… l’année, peut-être, où la terre éclatera et où nous serons enfin tous ensemble à tout jamais), on ait chacun l’illusion de ne plus s’appartenir – ou de tous s’appartenir. Ouais, ouais, y’avait quelque chose de cet ordre-là. Ce genre de réunion, c’était un peu plus complexe qu’une simple communion. On avait l’impression d’être des transfuges et des privilégiés. D’une certaine façon, la vérité était encore à chercher entre le noble verbe être et le honteux verbe avoir. Mais en quoi, toujours, était-ce à ce point fondamental et vital ?

Je n’ai pas pu répondre à cette question. Peu à peu, quand même, le malaise a diminué. J’ai fini par retourner au cinéma. Et par réserver une vingtaine de billets pour écumer les salles du Festival Lumière en octobre – un terrible festival qui fait naître les plus forts désirs et donc les plus grandes frustrations. Même encore, je passe certaines de mes soirées à compulser le programme en ligne, à parier sur la venue de tel invité, à essayer de savoir s’il vaut mieux privilégier les films non vus ou les films à revoir, les curiosités ou les chefs d’œuvre classiques (tout cela, bien sûr, en cachette de mes proches, pour ne pas ruiner le peu de crédit qu’ils me portent encore). Je me comporte alternativement comme un cinéphile, un collectionneur ou une midinette euphorique – je pourrais prendre ça à la légère, si ces trois rôles ne finissaient pas par coller à moi comme du papier tue-mouches.

Conclusion ? La révolution attendra. La réponse à mon désir est peut-être sur les écrans eux-mêmes. Tous les trottoirs, après tout, se ressemblent. La vie est ailleurs. Cherche encore, marmouset.

 

PS : hier soir, sur ARTE, j’ai enfin vu ce film sublime qu’est La Fille de Ryan.

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