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L'angle du marmouset

1 octobre 2013

Le Festival Lumière (me) rend dingue...

lumiere2013

 

Jeudi 19 septembre, 13h, j’étais dans les starting-blocks, sûr de ma chance. Et j’avais tout prévu. En cas de problème (mais il ne pouvait pas y avoir de problème), je me rendrais en personne à l’Institut Lumière. J’avais déjà prévu de m’y rendre un peu plus tard, pour voir le film de 14h30, La Fille de Ryan. On me laisserait passer. En même temps que mes billets pour le film de Lean, je prendrais mes billets pour la cérémonie de remise du prix Lumière, en tant qu’abonné, fidèle parmi les fidèles, mon visage un sésame à lui tout seul.

La déception fut grande ; la frustration, hors de proportion. La déception était encore plus décevante que je croyais que rien d’aussi futile ne pouvait me toucher. J’expérimentais l’amertume des midinettes, les pleurs étranglés des laissées-pour-compte devant les vitres non rabaissées de l’idole. La seule expérience que je ferais c’était donc ça ? Celle d’un spectateur éborgné, d’un écarté de l’écran, d’un interdit de rituel – tu ne feras pas partie des initiés, mon frère, point de Mystère pour toi. Je m’imaginais au soir du 18 octobre, posé devant cette grosse boîte hermétique d’amphi 3000, les lunettes noires de la honte rabattues sur les yeux, avec pas même le bruit sourd de la fête pour me réconforter.

Oh que je me décevais ! Je m’auto-flagellais pour ne pas avoir fait la queue une heure plus tôt devant le guichet de l’Institut Lumière. Je raillais ma confiance en moi-même. J’avais été trop fier, trop sûr de moi. J’avais assisté à toutes les remises de prix Lumière jusque-là, j’avais baissé la garde l’année où je n’aurais jamais dû la baisser. J’avais mal jaugé, mal évalué. Les fans de Tarantino, mec, ils sont légions, ils se ressemblent, ils connaissent l’avidité, la violence, le « c’est la jungle, il faut se battre », ils arrivent aux aurores pour se goinfrer, pour tarir toute l’eau de la mare, ce n’est pas que ce sont tous de vrais cinéphiles, mais bon il y a la même ferveur chez eux que ce qui fait de Tarantino un cinéphile, la même boulimie d’images, le même sens du rythme sur des tempos effrénés. Ils avaient tout raflé en moins de deux, et bien sûr ils s’en vantaient, ils faisaient éclater leur joie sur les réseaux sociaux, avec indécence.

Je pouvais bien leur concéder ça. Je ne suis pas un fan de Tarantino. Ni même des remises de prix. Il ne faut pas. C’est plus sain. Prenons de la hauteur. Mais rien n’y faisait, j’avais été lésé par une puissance qui me dépassait. Je n’en voulais pas à l’Institut Lumière, j’arrivais trop bien à rationaliser le phénomène : peu de places, trop de demandes – souvent les stats m’aident à survivre. J’étais juste déçu et frustré, et encore davantage parce que je m’obligeais à canaliser mon amertume en prenant soin de ne pas la décharger sur un bouc émissaire. Au fond, ces billets, je ne les méritais pas davantage qu’un autre. C’était la voix de la sagesse : on a toujours l’impression de mériter plus qu’un autre. Mais quand même… La rumeur disait que les places avaient toutes été réservées bien avant pour les invités du Grand Lyon, bien moins cinéphiles que nous autres qui faisions la queue – ce dernier point étant d’une évidence absolue. La lutte des classes allait reprendre. Il fallait mettre à bas les derniers privilèges. A 14h, ce jeudi, la révolte ne faisait que commencer. On allait renverser l’institution Lumière – des messages de mécontentement sourdaient de partout. Twitter sous pression lançait des sifflements de cocotte-minute. Il était temps qu’Octobre sorte de sa salle obscure et envahisse les rues de la ville. Il fallait rameuter les Fontana en herbe, venus en nombre pour la biennale d’art contemporain. Qu’ils procèdent à la lacération des écrans ! Car au fond, c’était quoi le cinéma ? Juste un procédé technique, inventé pour confiner la vie sur un écran, pour être bien sûr que, cette vie, on ne la vive pas dans la rue. Tant d’années à m’illusionner, et je prenais conscience de ça sur un trottoir – et pas n’importe quel trottoir, celui de la rue du premier film, là-même où avait eu lieu le premier rapt de la vie par le cinéma.

14h30 et la foule, privée de remise de prix Lumière, se disloquait, encore sonnée. Alors je n’y suis pas allé. J’ai tué la Fille de Ryan, comme ça, en détournant le regard et en restant sur mon trottoir lumineux. Le cinéma et moi, c’était fini. Bel et bien. Il fallait que je vive maintenant.

Rentré chez moi, la frustration ne m’a pas quitté. Face à la douleur (aiguë, rien moins que ça), il fallait bien que je convoque mon désir, d’une certaine façon, pour le mettre de l’autre côté de la balance et voir s’il pesait aussi lourd que ma déception. C’était quoi ce putain de désir… ou cette envie qui semblait s’ériger en besoin, avec toute son obscénité, si obscène que sous mon propre toit, j’avais honte de le partager avec mes proches – qui ne comprenaient pas – que je puisse en faire toute une histoire –  que je puisse ruminer toute la nuit sur la façon détournée d’avoir des places – que je puisse échafauder des stratégies nocturnes, saugrenues, épuisantes, et qui s’écroulaient toutes au matin. C’était le désir de quoi ? De voir Tarantino en chair et en os ? Etre témoin, en direct, de ses paroles précieuses ? Etrange, quand même, ce si peu de chose. Trinquer à sa santé avec lui et les autres invités ? Partager avec eux un bout de mon propre espace-temps, et dans ce partage devenir un peu eux, et qu’ils deviennent un peu moi, et que dans ce foutoir d’amphi 3000 (3000… l’année, peut-être, où la terre éclatera et où nous serons enfin tous ensemble à tout jamais), on ait chacun l’illusion de ne plus s’appartenir – ou de tous s’appartenir. Ouais, ouais, y’avait quelque chose de cet ordre-là. Ce genre de réunion, c’était un peu plus complexe qu’une simple communion. On avait l’impression d’être des transfuges et des privilégiés. D’une certaine façon, la vérité était encore à chercher entre le noble verbe être et le honteux verbe avoir. Mais en quoi, toujours, était-ce à ce point fondamental et vital ?

Je n’ai pas pu répondre à cette question. Peu à peu, quand même, le malaise a diminué. J’ai fini par retourner au cinéma. Et par réserver une vingtaine de billets pour écumer les salles du Festival Lumière en octobre – un terrible festival qui fait naître les plus forts désirs et donc les plus grandes frustrations. Même encore, je passe certaines de mes soirées à compulser le programme en ligne, à parier sur la venue de tel invité, à essayer de savoir s’il vaut mieux privilégier les films non vus ou les films à revoir, les curiosités ou les chefs d’œuvre classiques (tout cela, bien sûr, en cachette de mes proches, pour ne pas ruiner le peu de crédit qu’ils me portent encore). Je me comporte alternativement comme un cinéphile, un collectionneur ou une midinette euphorique – je pourrais prendre ça à la légère, si ces trois rôles ne finissaient pas par coller à moi comme du papier tue-mouches.

Conclusion ? La révolution attendra. La réponse à mon désir est peut-être sur les écrans eux-mêmes. Tous les trottoirs, après tout, se ressemblent. La vie est ailleurs. Cherche encore, marmouset.

 

PS : hier soir, sur ARTE, j’ai enfin vu ce film sublime qu’est La Fille de Ryan.

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29 septembre 2013

Jasmine à San Francisco

 

20130929BlueJasmine

 

Pour y être allé cet été, San Francisco est bourré de homeless qui vivent plusieurs vies simultanément. Ils sont là et ailleurs en même temps, vous interpellant comme si vous étiez vous-mêmes un reflet de leur passé.

De même, Jasmine à San Francisco est également Jasmine à New-York, avant la chute, avant le Xanax, avant les cuites au Martini Rosso. Dans la rue, en pleine fête, Jasmine dialogue avec les fantômes qui sont dans sa tête, revivant le temps de l’opulence, de la bourgeoisie, d’une vie vitrifiée à Martha’s vineyard et sur Park Avenue. Jasmine, en même temps que d’être le personnage d’un film de Woody Allen, emblématique de son cinéma - comme Annie Hall, ou l’autre femme, ou les sisters d’Hanna, ou Alice - est aussi ce que le film suggère : un homeless potentiel.

SF n’est pas seulement la ville où « si vous ne trouvez pas l’amour, vous ne le trouverez nulle part ailleurs. », c’est une ville tellurique, qui monte, qui descend, qui s’éventre, et qui accueille dans ses failles les clivés et les borderline. Aussi, on échappe aux sempiternelles séquences alleniennes où la ville est filmée comme une carte postale, alignant ses symboles touristiques sur fond de jazz années folles – New-York, Paris, Londres, Rome : l’enfilade des clichés est une des limites basses du cinéma de Woody. Bien sûr, dans Blue Jasmine, il y a quelques vues sur le Golden Gate Bridge, Chinatown et Alcatraz, mais pas d’abus, pas d’excès d’exotisme.

Ainsi, SF fait corps avec l’histoire de Jasmine bien plus que les villes-décor citées plus haut. D’une certaine façon, Jasmine et sa dégringolade, dramatique et poignante, sont une explication possible de l’âme, so foggy, so bluesy, du San Francisco d’aujourd’hui.

3 mai 2013

La Horde Sauvage / The Wild Bunch

The-Wild-Bunch

“Nous ne sommes que des enfants vieillis qui s’agitent avant de trouver le sommeil.” Lewis Carroll

Des enfants vieillis

Dans La Horde Sauvage, il y a des tas d’enfants, des enfants spectateurs qui regardent les adultes faire avancer l’histoire. Parfois aussi des enfants déjà acteurs qui sourient avant d’embraser une fourmilière sur laquelle dansent des scorpions. Des enfants innocents et cruels. Cruels car innocents, semble dire Peckinpah. On doit à la religion, puis plus généralement à la culture, d’avoir différencié bien et mal, d’avoir opéré la séparation entre ces deux frères siamois. Or, chez Peckinpah, leur statut gémellaire n’est pas voilé. Il y a des adultes qui ont été enfants, et il y a des enfants qui deviennent adultes : un point c’est tout. Ce n’est pas un hasard si, au milieu de la tuerie finale, Dyke Bishop (William Holden) est –  surtout – tué par une femme et par un enfant. Ceux qui cherchent une morale à l’histoire peuvent toujours penser que femmes et enfants deviennent violents pour punir les hommes de les avoir pervertis. Mais dans ce retour de la violence – peut-être juste, est-ce là la question ? –, la violence ne s’estompe pas. Les enfants assistent aux actions humaines, et miment déjà les rires sadiques des généraux mexicains et de leurs sbires. La succession est assurée. Elle prend d’ailleurs corps dans la réalité d’aujourd’hui. Le film date de 1969 mais il y a en lui cette conscience de la transmission et des connexions intergénérationnelles. Le Sonora des années 2000 n’a jamais autant enfoui les traces de ses charniers : il y a des os dans le désert, clame Sergio Gonzales, un des rares journalistes à oser enquêter sur le pouvoir sans limites des cartels, à oser décrire les meurtres par centaines – des femmes innocentes, bien souvent. Que le mal ait pris pour épicentre les terres arides du nord Mexique ne tient pas à l’installation brutale des seigneurs de la drogue. Certes, les cartels produisent de la violence, mais la violence était là bien avant les cartels. La Horde Sauvage en relate l’un des moments généalogiques : les personnages de Peckinpah, d’où qu’ils viennent, disent avant tout leur fascination pour les armes.

[J’ai ici le souvenir d’un épisode de Breaking Bad (saison 2) où la tête d’une balance mexicaine est fixée sur la carapace d’une tortue qui trotte dans le désert. Scène d’horreur qui tranche brutalement avec le rythme faussement placide d’une série géniale.]

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L'homme-tortue de Breaking Bad

L’amitié, exception brève de la rivalité

Dans La horde sauvage, tout est rapports de forces. L’amitié même n’est qu’une donnée ponctuelle, jamais pérenne. On achève les anciens compagnons de route et on abandonne leur corps aux coyotes et aux charognards. La traque de Pike Bishop (William Holden) par son double Deke Thornton (Robert Ryan) n’est elle-même qu’un prétexte au déchaînement de la violence. Elle ne se résout même pas par un affrontement final entre les deux rivaux. A peine se lancent-ils un regard lointain de défi, entre les deux rives opposées d’une rivière. Pas de face à face, ni de duel armé. Juste une courte scène de flashback suffit à sceller le destin des deux amis qui, dès lors, ne se parleront plus, et dont l’un – le traceur – enviera la liberté de l’autre. L’amitié n’est qu’une exception brève de la rivalité.

La violence est partout… d’où une étrange éclaircie lorsque Bishop et ses hommes arrivent dans un village mexicain bâti autour d’un plan d’eau ombragé : ce village est un éden. La lumière filtrée par les arbres semble venir d’en haut quand, dans tout le reste du film, elle est intimement liée aux choses, au sable du désert, au pisé des constructions indiennes, comme dans cette ville-garnison toute plate qui grille et sèche sur place. Cet épisode du village mexicain ombragé n’est pourtant pas qu’une parenthèse enchantée. Il s’y fomente des idées de résistance et de vengeance. Le personnage d’Angel, le bien nommé, est le seul à porter un idéal quand les autres ne courent plus que pour l’argent et la jouissance – quel qu’en soit l’objet. (Même nous, spectateurs, déjà gagnés par l’implacable vision de Peckinpah, pressentons que l’histoire se précipite tambour battant vers son dénouement infernal.)

Je reviens sur la quête de la jouissance : plus tard, un épisode de franche débauche dans le hammam et la cave d’une garnison mexicaine montre que, pour s’amuser, les hommes ont besoin d’un tempo allegro, de musique, d’alcool et de vertige. Il y a, dans la quête du plaisir, la même énergie que celle de la violence.

Un orchestre au milieu des bombes

Dans La Horde Sauvage, la musique fait de la guerre un théâtre de guerre ; comme elle fait de la torture, un théâtre de la torture. Il y a des musiciens partout : on chante au moment des confidences, on chante pour accueillir ses hôtes, on chante au moment des adieux ou, mieux, on chante en pleine guerre, un petit orchestre est là au milieu des explosions et des tirs des fusils. La musique n’est pas là pour produire un effet de distanciation, pour faire passer la pilule de l’hyper-violence, non, la musique ici excite la violence, elle lui confère – un peu comme la photo et la lumière – un élément supplémentaire de beauté. (C’est le moment ou jamais de citer la phrase galvaudée de Keats, mais qui convient parfaitement ici : «  Une terrible beauté est née. »).

Puisqu’il est question d’esthétique, on peut penser ici au symbolisme qui sature Au-dessous du volcan de Malcom Lowry. Le Mexique est le lieu d’un indissociable mélange : on multiplie tout ce qui donne sens, et on finit par retomber dans l’absurdité de l’insensé, comme le consul du livre de Lowry finit dévoré par les chiens dans les immondices d’une fosse commune.

Sur quoi ouvre le rire…

La séquence finale de La Horde Sauvage n’est pas la fusillade souvent évoquée, mais une succession d’éclats de rires. Cette séquence montre, par un habile effet de montage, ce que pourrait être aussi le sujet de ce film : le rire gras, frère de l’angoisse, le rire viscéral. Pas tout à fait un cri – ou bien un autre type de cri, germain des cris de terreur ou d’horreur. Tous les cris ne sont-ils pas cousins ? Ce sont des grognements, des expectorations, des expulsions de salive, gorges déployées, avec vue sur les dents du crâne, et donc sur l’après, un après forcément minéral, où nous deviendrons le sable du désert, où nous deviendrons la rocaille montagneuse, où nous deviendrons le théâtre même de nos tueries. Ce rire final, qui étreint tous les personnages du film, ce rire hautement transmissible, c’est aussi, puissance mille, la reconnaissance de l’absurdité des choses. Ce rire communique directement avec un autre rire – si le montage pouvait s’opérer entre les films – celui que suscite le Trésor emporté par le vent de la Sierra Madre.

La-Horde-Sauvage-From-point-to-Peckinpah

Dans La Horde Sauvage, la mort est omniprésente, la mort violente, sèche. Même l’accumulation des cadavres ne la rend pas moins violente. C’est une des différences avec la mort chez Tarantino – qui compte, parmi ses nombreuses influences, Peckinpah lui-même. Mais chez Tarantino, la mort est niée par l’accumulation des corps. Autre différence : chez Peckinpah, le rire précède la mort ou lui succède ; chez Tarantino, le rire est dans la mort, il lui est consubstantiel, mais c’est le spectateur qui rit, et non les personnages. Chez Peckinpah, le rire étreint les personnages et les musiciens sont dans l’histoire : chez Peckinpah, la fiction est la réalité. Tarantino, lui, plaque sa mise en scène sur ses personnages, dissociant en maniériste ce qui relève de l’artifice et ce qui relève du réel.

Que la fin soit apocalyptique, avec les charognards qui attendent tout autour de la scène, voilà qui en fait un centre gravitationnel – comme Ciudad Juarez dans 2666, le roman de Bolaño. C’est un tourbillon de violence hargneuse et de folie, où s’abîme l’histoire elle-même, où l’on ressent enfin, pour celui qui abandonne ses derniers oripeaux de cultures, l’extase. Le but n’est pas d’échapper à la mort, le but n’est plus de sauver l’honneur ni même un reste d’humanité (même si l’arrivée de William Holden devant le tyran Mapache et ses hommes s’opère sous le signe de la compassion pour un homme nommé Angel). Non, le but est de se précipiter dans la mort, de mourir dans l’extase – mourir et tuer en même temps semblent être le comble de la jouissance. Le sang devient pure adrénaline. La mort violente est la finalité recherchée et non subie, ce qui la rend, sous ce nouveau jour, terriblement attrayante.

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31 mars 2013

Patrick Dewaere, petit-fils de Max Linder

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Même visage aux pommettes osseuses. Finesse d’une peau peut-être poreuse – signe des tempéraments hypersensibles. Grands yeux ronds manifestant sans effort la curiosité et l’interrogation. Même besoin d’éprouver et de s’éprouver.

D’un mariage compliqué, qui s’abîme dans un suicide, est née Maud, la fille unique de Max.

Maud, sans grande originalité, transforma son prénom en Mado pour donner naissance à Patrick.

Peu enclin à rendre hommage à son illustre grand-père, Dewaere lui fit un pied de nez en incarnant Fairbanks, le temps d’un rêve.

Mais comme Max, Patrick ne vit pas grandir ses filles, préférant l’autre scène.

1 mars 2013

L'invention de Morel - Adolfo Bioy Casares

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« Et pourtant, en un instant, dans cette lourde nuit d’été, les flancs broussailleux de la colline se sont couverts de gens qui dansent, se promènent et se baignent dans la piscine, comme des estivants installés depuis longtemps à Los Teques ou à Marienbad. »  L’invention de Morel, Adolfo Bioy Casares

Le narrateur de L'invention de Morel est le prisonnier volontaire d’une île mystérieuse, difficile à localiser. Il a voulu échapper à la Justice humaine pour une faute dont on ne saura rien, si ce n’est qu’il ne l’a probablement pas commise. L’homme en fuite est sain d’esprit, se force à l’être, prend ce qu’il voit pour argent comptant. Il sait faire la part entre le rêve et la réalité – ce qui ne l’empêche pas de douter de l'un comme de l'autre. Il consigne dans un journal toutes les hypothèses envisageables au fur et à mesure des événements vécus. Il les biffe tour à tour selon une démarche rationnelle dont le lecteur peut parfois pointer les zones d’aveuglement (mais c’est bon signe : on aimerait parfois prendre la place du narrateur et écrire son journal à sa place : moi, j’aurais plutôt fait ça !). Le narrateur se demande à plusieurs reprises s’il ne devient pas fou et désamorce la première hypothèse : l’étrange ne viendra pas de là. Il est souvent dangereux, pour un auteur, d’enfermer son lecteur dans la tête d’un de ses personnages. D’ajouter l’illusion à l’illusion romanesque ne donne rien de bon. Il faut que la réalité perce à un endroit, par où est aspiré le lecteur.

L’étrange ne viendra pas de là. Il viendra d’un réarrangement des données de la perception. Et c’est l’inventeur Morel qui en sera l’auteur. Morel a une vision réduite et mécaniciste du monde. Ce qui lui permet d’être à la fois le génial concepteur d’une machine fascinante, et l’amant maladroit, frustré des refus répétés de la femme qu’il aime. C’est pourquoi les moteurs, les turbines, les engrenages, les axiomes et les théorèmes, dont dépend l’univers bis repetita de Morel, constituent l’écrin technologique de la figure adorée de Faustine. Faustine, aimée par Morel et par le narrateur (simultanément et successivement…) est la femme inaccessible, quel que soit le temps où elle apparaît. A ghost in the machine.

J’ai été flou à dessein. Il est préférable de s’engager dans la lecture de L’invention de Morel sans savoir de quoi retourne exactement cette invention (en cela, il est préconisé de ne pas lire la quatrième de couverture de l’opus édité en 10/18). Néanmoins, le style de l’écriture, son mouvement de marée, au rythme des circonvolutions du narrateur - il est beaucoup question de flux et de reflux dans le livre - installent un climat infernal et merveilleux qui dépasse l’invention majeure du livre.

Cette invention, le narrateur en livre toutes les implications. Aussi a-t-on l’impression d’un univers exploré à fond : pas de recoins obscurs où l’auteur aurait caché la faille, le grain de sable de l’engrenage qui gripperait la machine (littéraire cette fois-ci). Bioy Casares exploite toutes les possibilités de l’invention de Morel et la cohérence est totale. Je vous engage à faire cette expérience. Lisez ce livre dont Borges disait qu’il était parfait. Parfait, il l’est. Il répond à toutes les questions que se posent les lecteurs. Mieux, il y répond au bon moment. Il précède l’imagination du lecteur, sans rallonge artificielle au suspense. L’invention de Morel est parfait dans sa rigueur formelle.

Il est également parfait sur un autre point : il déborde sur notre réalité. Parmi les questions qu’il soulève il y a celles-ci, plus prégnantes que jamais : l’illusion et la réalité sont elles antithétiques ? Peut-on aimer une image ? Que faut-il retirer à un être pour qu’il ne soit plus réel ?

Je ne fais pas remonter la notion de « virtuel » à l’invention de l’ordinateur, ni même à celle du cinématographe. Je suis de ceux qui pensent que le « virtuel » existe depuis que les mécanismes perceptifs existent, depuis que les centres nerveux supérieurs ont cette faculté – qu’on jugerait étrange si elle n’était pas fournie intégrée au modèle humain – de projeter des images sur un écran interne. Aujourd’hui, ces images s’externalisent. Elles envahissent le monde, s’y superposent. Mais le « aujourd’hui » est plus daté qu’il n’y paraît. Il a l’âge du premier dessin figuratif… même si les images inventées par l’homme nous troublent surtout depuis l’invention de la photographie, qui nous suggérait dès lors que le trompe-l’œil serait bientôt total.

L’invention de Morel est peut-être le plus important de tous les romans sur la frontière floue entre le réel et le virtuel (à supposer que cette frontière existe et qu’il faille poser le problème en ces termes). Le roman de Bioy Casares date de 1940. C’est-à-dire qu’il questionne sans être mis en demeure de prendre parti*. Il y flotte une ambiance intemporelle, créée à partir du temps d’alors et de quelques autres… On y rencontre les théories malthusiennes, des jungles touffues, des couchers de soleil sur l’océan, des personnages de nationalités différentes. Le narrateur, justiciable en fuite, a couru sur tous les continents du monde avant d’échouer dans ce qui n’est peut-être qu’une illusion, mais une illusion si parfaite que le lecteur doit bien avouer, après avoir refermé le livre, qu’elle laissera une trace durable et physique dans sa mémoire.

 

* Aujourd’hui, pourrait-on écrire aussi librement, sans se sentir obligé de donner son avis sur l’extraordinaire développement des machines à rêver ou à s’évader, tout aussi bien que sur l’abondance des réseaux de rencontres dont l’une des conditions au succès est l’exploitation d’un entre deux, d’un espace/interface qui n’est ni tout à fait réel ni tout à fait imaginaire ? Cela inscrirait d’emblée le livre écrit dans un contexte socio-technologique déterminé qui lui serait peut-être fatal en tant que roman. Or, comme le dit Borges, le principal intérêt du roman de Bioy Casares vient de ce qu’il s’agit tout à la fois d’un roman d’aventures et d’un conte, et qu’il ne procède pas d’un rabâchage sociologique, psychologique, théorique.

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17 février 2013

John Cassavetes

lavender_mistJackson Pollock - Lavender Mist (1950)

Cassavetes est le genre de cinéaste dont on se dit : c’est tout ou rien. On s’envoie tout Cassavetes ou on ne s’envoie rien (ou à la rigueur Gloria, film plus que fréquentable). On reluque ça de loin, du fin fond de l’adolescence. On lit les résumés de ses films, que les chroniqueurs des revues télé ont du mal à épaissir. Des synopsis d’une ligne à peine, qui déclenchent des commentaires sans fin. Ça attise la curiosité. Alors on se réserve ça pour plus tard, comme la lecture de Proust ou de Joyce – j’exagère à peine. On se dit qu’un jour on transitera par cette œuvre et qu’on en sortira changé. Car il y a un mystère Cassavetes, et ce mystère s’éprouve comme expérience, comme le Mystère des Anciens – dans la durée et, si possible, en devenant soi-même personnage de Cassavetes dans l'intimité d'une salle obscure.

Gloria (1980)

Gloria_2

J’avais vu Gloria il y a bien longtemps et me souvenais très bien de cette pompière de Gena Rowlands, une femme fêlée, forte de ses fêlures, soumise à rudes épreuves, prise entre les tirs de mafieux new-yorkais et les caprices d’un gamin de 10 ans. Je savais aussi que c’était un film de commande, ce qui le rendait suspect aux yeux des puristes de Cassavetes. Moi j’aimais bien ce film. J’étais ado, et un truc est resté : le rythme de la traque. Je me souviens d’un truc lourd, serré, dense – un truc qu’on ne retrouve pas dans les autres films de Cassavetes, à part peut-être Meurtre d’un bookmaker chinois (ça, c’est faux, c’est juste que la densité est ailleurs, les forces sont réparties différemment). En fait, un autre truc est resté : pendant des années, j’ai eu la musique de Bill « Rocky » Conti dans la tête. C’était une seule et même mélodie, un air qui s’ancre en vous avec ses orchestrations symphoniques et pop. Une musique qui hante tout le film, et qui gagne encore en lyrisme dans sa version dépouillée à la guitare. Dans Gloria, le sirupeux et le sec se donnaient la réplique. Les violons et la guitare. L’enfant et Gloria.

J’ai cru pendant longtemps, et je ne sais pas d’où je tiens cette idée – car le gosse dans Gloria est infiniment touchant –, que Cassavetes n’aimait pas les enfants. Qu’il n’y avait pas de place pour eux dans ses films, autrement que malmenés ou traités prématurément en adultes (comme dans Love Stream). J’ai cru que le cinéma de Cassavetes était un cinéma d’adultes, mettant en scène des problèmes d’adultes et des addictions d’adultes. Il y a une autre façon de voir les choses : à un moment de leur existence, les personnages de Cassavetes ont cessé de se développer. Ils ont confondu les signes de la maturité avec les signes de la majorité : l’alcool, le sexe, la cigarette, les codes d’honneur à perpétuer. Mais la quête d’amour qui les tenaille – toujours inassouvie – n’a pas d’âge.

Shadows (1959)

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Ecriture musicale. Le plus enlevé, le plus frais des films de Cassavetes. Une fille est noire mais elle a la peau blanche. Elle a un amant qui ne sait pas qu’elle est noire. Il le découvre en tombant nez-à-nez avec son frère, crooner black qui court les cachets dans les cabarets minables, sous l’égide d’un manager sans expérience. Rien n’est appuyé : un regard de l’amant blanc déclenche la fureur du chanteur black. Le reste du film consiste à ne pas faire ce que prévoit la scène pivot. Il consiste à ne pas faire de cette histoire un manifeste contre le racisme social des années 50 aux Etats-Unis. Là où Douglas Sirk noie sublimement la démonstration sous la flamboyance du mélodrame (Imitation of Life), Cassavetes noie la démonstration sous la légèreté du quotidien, ce quotidien toujours plus apte qu'on le pense à casser les grands récits dramatiques.

Dans Shadows, pourtant, le conditionnement culturel est partout : dans la maladresse de cet amant blanc, prisonnier de ses automatismes, et qui dégoutte de culpabilité ; dans les emportements violents de deux frères noirs, tout aussi conditionnés – qu’un seul regard peut enflammer. La violence est partout, qui naît peut-être davantage de l’impossibilité d’échapper à soi-même que d’une véritable haine de l’autre. Comme dans les films à venir de Cassavetes, c’est par cette violence, cette brutalité (où résonne le mot « brut ») que commencent à s’établir les liens qui unissent les personnages entre eux, mais aussi les personnages et les spectateurs du film.

shadows

Une partie de l’esthétique de Cassavetes est déjà là : la composition des plans, les fragments de corps qui se touchent, se heurtent, glissent les uns sur les autres, les dialogues en plans-séquences qui cassent la classique utilisation des champs-contrechamps (celui qui parle est souvent hors-champ). Il pose aussi sa caméra dans les rues de New-York, dans Central Park, sur Broadway dans un atelier musical, dans la cour du MoMA. Rien de glamour. Une peinture par touches visuelles et musicales.

Minnie and Moskowitz (1971)

Etrange film, que son étrangeté rend encore plus précieux. Moskowitz hurle et les regards paumés de Minnie agacent. L’histoire d’amour improbable se réalise, et on ne parvient jamais à savoir pourquoi – d’autant plus qu’elle semble antiromantique et donc anti-cinématographique. Selon Minnie elle-même – pourtant fan de Bogey –, il faut se méfier du cinéma comme pourvoyeur de clichés romantiques, car il formate le bonheur sur l’écran et notre malheur dans la vie. Minnie ne se sachant pas filmée, on pourrait lui répondre : le cinéma est tellement multiple qu’il faut s’en paître et s’en repaître pour échapper à l’univocité, et à l’Institution de l’amour. Il faut donc voir tous les films pour que s’annule le résidu de propagande qui subsiste en chacun d’eux. Et voir, entre autres, ce Minnie et Moskowitz où les comportements, les cris, les silences et les engueulades, contredisent l’histoire d’amour qui poursuit son cours coûte que coûte.minnie_and_moskowitz_posterIl y aura happy-end, une sorte d’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, mais on ne sait ni où, ni comment, ni pourquoi. Preuve, d’ailleurs, qu’on n’a pas besoin que les happy-ends soient logiques ou rattachés au récit pour nous mettre en joie et nous rasséréner. La fin de Gloria a aussi quelque chose de déconnecté et de réjouissant. Dans les deux films, la séquence finale est filmée au ralenti : l’Arcadie ne serait-elle qu’un ralentissement du temps après le temps de la traque, mafieuse ou amoureuse ? Et même Love Stream dissout dans sa trame une certaine idée du paradis, lorsque Gena Rowlands essaye de reconstituer une espèce d’Arche de Noé dans le jardin de la grande maison. Frère et sœur recréent une forme de tendresse qui pourrait être la pureté édénique d’un amour non consommé.

Une femme sous infuence (1975)

Après l’expérience mitigée de Husbands (vu entrecoupé de sommes), voici un film plus lisible, ce qui, a posteriori, me donne quelques indices pour répondre à cette interrogation : pourquoi suis-je fasciné par le cinéma de Cassavetes et pourquoi suis-je sur la réserve quand il s’agit de l’aimer ? Sur le chemin de l’Institut Lumière, j’y allais de mes hypothèses : « Parce que les personnages fument, boivent, crient, qu’ils appartiennent à des groupes d’individus dont je ne fais pas partie, je ne peux pas m’identifier à eux, reste cette curiosité devant ce qu’on ne comprend pas, ce qui provoque une certaine irritation chez moi qui ne peux pleinement comprendre et ressentir ce qu’ils ressentent, les personnages écorchés vif de Cassavetes me font l’effet d’être moi-même un animal à sang froid. Un serpent. » Et voici la clé : je n’aime pas les films de Cassavetes car ils m’échappent, ils échappent à mon analyse, je peine à y trouver une structure, une charpente. Ils se développent selon un mode d’auto-organisation, rien n’est prévisible à l’avance, il y a quelque chose de biologique dans ce cinéma – qui ne tient pas seulement à sa part d’improvisation –, et donc aussi de tératologique. Et quand on a compris cela, on comprend aussi la fascination, et le retournement qui s’ensuit : j’aime les films de Cassavetes.

Dans Une femme sous influence, le « torrent d’amour » n’a là encore rien de rationnel, il « coule » entre les êtres comme une donnée évidente et immuable. Les personnages sont tous sous influence : Peter Falk tente de donner à ses paroles une fonction performative mais il fait mal. Or, même quand il fait mal, son entourage, femme, enfants, amis, restent près de lui. Tous les personnages de Cassavetes aiment et restent en contact. Je m’étais déjà fait cette réflexion à propos d’un cinéma très différent : le cinéma de Téchiné des années 90. Dans Ma saison préférée ou Les roseaux sauvages, il y a cette même volonté des personnages de garder contact, il n’y a jamais de ruptures définitives, même si les personnages en expriment la velléité. Mais le cinéma de Téchiné est plus cérébral, ses personnages veulent comprendre et se comprendre. Pas chez Cassavetes. Avec lui, on est dans une boîte noire, on est dans la survie immédiate sans psychologie : pas sûr que les personnages progressent beaucoup. L’amour fait du surplace, se fige en des versions à peine viables de lui-même – avec cris et hystérie intégrés. Les histoires finissent sur un statu quo. On revient souvent au point de départ : dans Meurtre d’un bookmaker chinois, on est encore en plein climax. On a l’impression de se retrouver dans un all-over, et que le film n’est qu’un fragment d’une œuvre plus grande au motif répétitif. Pollock serait le peintre qui se rapproche le plus de Cassavetes. Pour des raisons multiples : Pollock noie littéralement la toile sous ses drippings, comme Cassavetes ensevelit les intentions de ses personnages sous les bavardages et les cris. Les toiles de Pollock enregistrent le mouvement et la tension du geste, comme les films de Cassavetes captent l’énergie brute de ses personnages, vitale et morbide tout à la fois.

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Dans Une femme sous influence comme dans les autres films de Cassavetes, le lien n’est jamais rompu – il court entre la femme, le mari, les enfants, les amis, la famille. L’hystérie, comme mode de relation généralisé, n’abîme pas ce lien : elle l’entretient plutôt. Quand il y a violence physique, la question du pardon ne se pose jamais. Une gifle, puis un sourire, un je t’aime, et tout recommence. C’est cela qui me touche dans ce film. Ce aimer coûte que coûte, même quand Gena Rowlands perd les pédales (d’ailleurs, pourquoi elle plus que son mari ou sa belle-mère, qui côtoient eux aussi les limites ?). L’opiniâtreté de Peter Falk pour reconstruire des situations de bonheur, sans y parvenir : la promenade à la mer avec les enfants, l’organisation d’une grande fête pour accueillir Mabel à son retour de l’hôpital…

Le repas en famille qui suit le retour de Mabel annonce Opening Night. On se croirait dans une pièce de théâtre. Il s’agit de jouer quand on ne sait plus trop qui l’on est.

Faces (1968)

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Dans Faces, le projet de Cassavetes ne se dévoile que vers la fin, mais ce projet est enseveli sous les digressions et les bavardages. Chez Cassavetes, l’intermède prend toute la place. On ne sait pas quels sont les personnages principaux : on cherche en vain une hiérarchie, un personnage central. Cette absence de centre pointe ce manque en nous. Elle nous révèle comme être conditionné par ce besoin : la recherche d’un point stable. Nous cherchons une ancre, ce que le cinéma-refuge nous donne si souvent, mais pas le cinéma de Cassavetes.

Faces donne quand même de quoi satisfaire cette envie (mon envie ?) de cerner, de délimiter, de catégoriser, car il possède un axe de symétrie : symétrie entre l’attitude d’un mari vieillissant, attirée par une blonde qui joue à l’enfant (Gena Rowlands), et l’attitude de sa femme qui, se sentant abandonnée, traîne avec d’autres épouses bourgeoises et coincées dans un night-club, trouve un jeune gigolo (Seymour Cassel), trompe son mari en retour, et tente de se suicider au petit matin. Le film se termine par une belle séquence : la caméra est fixe et filme frontalement un escalier étroit. Sur cet escalier, les chassés croisés entre le mari et la femme qui ne peuvent s’éviter. La maison est la même que celle, plus tard, de Love Stream.

Cassavetes tournait souvent dans sa propre maison – ce qui confirme mon intuition : les films de Cassavetes sont des all-over. Ils s’emboîtent et communiquent entre eux à travers les couloirs et les escaliers labyrinthiques de leurs décors. Néanmoins, ce qui frappe d’abord dans ce film, c’est l’épaisse couche des bavardages, des blagues, des chants, des rires tonitruants, des cris d’hystériques, des grimaces, qui préludent (ou sont le tissu même) de la rencontre, mais aussi la diffèrent et la perturbent. Les regards se croisent et disent l’agacement de l’attente, de l’ennui, à supporter des gens avec lesquels il faut composer, jusqu’à entrer soi-même dans le jeu des autres, à rire, à blaguer, à prolonger l’attente. Tous les personnages de Cassavetes se ressemblent, se parasitent, étirent le temps des séquences, comme si rester les uns contre les autres était leur projet secret et commun.

facesNB : Faces est le seul film de Cassavetes où Gena Rowlands ne fume pas… mais elle boit. 

Cassavetes filme les entre-scènes. Il me semble que c’est un projet que chaque dingue de cinéma – qu’il passe ou non à l’acte – doit rêver dès l’adolescence. Les cinéphiles ne sont-ils pas toujours à traquer dans le film en cours cette part de réel qui a échappé à tous les autres films ?

Dans Faces, l’arc narratif principal du film (le pitch) passe donc au second plan. On peut néanmoins s’y rattraper, pour ceux que cela rassure, mais il n’y a pas de scène d’exposition comme il n’y a pas de conclusion à la fin, seulement des trajectoires, des comètes désinhibées qui déboulent avec fracas dans le champ de la caméra, chancelant sous l’effet de l’alcool qui imbibe jusqu’à la pellicule.

3 février 2013

Fiction#02 - La Cité des Femmes

Le 12 octobre 1979, à 19h02, un câble lâcha. Le choc modifia la perception barycentrique d’une dizaine d’êtres vivants dans un rayon de vingt mètres autour du point de rupture. Un opérateur, occupé à régler un projecteur sur un échafaudage, tomba au beau milieu d’un gynécée et se blessa la jambe. Le sang se mit à couler par une ouverture spongieuse d’où émergeait une hampe osseuse, une hampe qui aurait pu dire – si elle avait pu parler ou porter un phylactère : je suis une fracture ouverte du tibia (car personne n’eut le temps d’émettre un diagnostic). La légende dit qu’une horde de féministes, toutes figurantes sur La Cité des Femmes, se jeta sur le machiniste, attirée par l’odeur du sang, et le déchiqueta.

Ce fut l’apogée d’une série de drames et dramuscules qui perturbèrent le tournage du vingtième film de Fellini. La mort brutale de Nino Rota, compositeur fétiche du réalisateur, en inaugura la liste. On n’avait pas encore commencé le tournage. Quand la production dévoila le titre du film, les féministes organisèrent des échauffourées dans tous les recoins de Cinecittà. La Cité des Femmes ne pouvait être qu’une cité de verre, une vitrine pour femmes objets, érotisées par les lubies d’un sexagénaire. En voici la diatribe à chaud – mai 1979, vers le trentième jour de tournage – par une brunette qui reniait ses rondeurs dans une veste de treillis :

« Dans la Cité de cet homme vulgaire, les vierges sont exposées nues sur les places publiques. Les spectateurs cheminent des quartiers populaires aux quartiers bourgeois, otages d’un raffinement progressif dans l’obscène : stripteaseuses dans le premier cercle de ruelles, bordant la cité marchande, putains dans le second cercle, irriguant par vagues successives les villas des grands magistrats, puis plus haut, dans une annexe jouxtant un donjon, pool de nonnes grevées de cornettes évocatrices. Une pornographie débridée s’est emparée de la tour la plus haute : une matrone aux seins biscornus y donne la tétée à un petit homme velu et libidineux. »

La brunette n’avait pas lu le scénario du film, resté confidentiel, mais se prévalait d’être une spécialiste de Fellini au point d’en extrapoler les projections fantasmatiques. Il fallait mettre à bas cette construction honteuse, démanteler la scandaleuse entreprise fellinienne. En 1975, tout juste diplômée de l’université de Bologne, elle s’était pourtant battue contre les sbires anti-pasoliniens et avait été l’une des plus farouches défenseuses de Salo. Son premier article portait sur l’oppression de la jeunesse par les vieux fascistes pervers, qu’elle accusait d’avoir assassiné le Poète. Mais le délit de Fellini était inexcusable : Fellini, lui, ne dénonçait rien. Le set de La Cité des Femmes se transforma dès lors en pandémonium. D’authentiques militantes infiltrèrent le pool des figurantes engagées pour gonfler les rangs d’un Congrès féministe reconstitué dans un hôtel fictif : l’hôtel Mira Mare. Les figurantes les plus neutres (« soumises ! », crachaient les guerrières) furent vite contaminées par le gang. On déposa des plaintes, on intenta des procès. C’étaient toujours des procès pour sabotage : les féministes accusaient Fellini de saboter la femme comme corps sensible et sensé (« sensibile e sensato ») ; la production du film accusait les féministes de saboter le projet fellinien que les avocats de la défense présentaient comme « paradigme de l’acte créatif ». Semplicimente

Ce n’est pas tout. Une starlette prétendit avoir eu des relations intimes avec le Maestro. Les tensions entre Giulietta Masina et Fellini s’enflammèrent. Ettore Manni, qui interprète le rôle de Katzone, mourut des suites d’une blessure par balle qu’il s’infligea accidentellement dans les parties. D’aucuns (les féministes en tête) y virent l’issue funeste d’un acte masturbatoire et gratuit : le calibre .38 de Manni s’était retourné contre lui alors que l’acteur l’astiquait sans vergogne. On engagea une doublure pour tourner des scènes de raccord. Un orgelet infecta l’œil (droit ? gauche ?) de Mastroianni, fringant quinquagénaire, mais non superposable à son image de jeune premier. Fellini lui-même se cassa le bras droit et le tournage fut suspendu pendant plusieurs semaines. Le film dépassa largement son budget prévisionnel de cinq milliards de lires.

Pour couronner le tout, La Cité des Femmes fut reçu froidement au festival de Cannes l’année suivante.

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31 janvier 2013

Anti mariage-pour-tous : une tentative d’explication…

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Qu'est-ce qui peut bien gêner à ce point ceux qui manifestent contre le mariage pour tous ?

Je ne pense pas que la plupart manifestent par homophobie. L’homophobie n’est que le négatif d’une autre étiquette (l’homosexualité). Ce n’est qu’un label, une estampille appliquée en désespoir de cause(s) par ceux qui, dans l’autre camp – le camp des pour –, ont du mal à expliquer les motivations réelles d’une indignation outrée, moins criée qu’ânonnée par des gens peu à l’aise avec les revendications publiques. Ceux qui sont contre le mariage pour tous ont donc raison de refuser une étiquette qui brouille leurs plus beaux arguments. Je suis plutôt partisan de les écouter et leur donner la parole pour qu’elle se déploie dans toutes ses contradictions et ses dérapages.

Et raisonner par l’absurde…

Pourquoi défiler contre ce qui permettrait une clarté, une lisibilité des forces en présence ? Pourquoi défiler contre l’ordre, contre une institution – le mariage – qui, étendu à tous, ferait reculer la zone marginale et libertaire, ce flou artistique qui justement fait peur aux manifestants ? L’étiquette du mariage ne permettrait-elle pas de rendre visible et tolérable cette masse informe et amorale qui grouille dans les interstices de la société ? Les putains, les échangistes, les polygames, les homos… Voilà des zones peu éclairées par les phares de l’institution. On aurait tout à gagner à ce qu’elles le soient, l’histoire de savoir où on met les pieds.

Etrange que cette question ne soit jamais débattue en ces termes. Les partisans du « contre » seraient-ils également partisans d’un certain obscurantisme ?

Il me semble que la plupart d’entre eux considèrent le mariage non comme un refuge, ce qu’à bonne raison il peut être, mais comme un bastion. On les voit, les familles un peu plus familles que les autres, les familles si fières d’être familles – une fierté trop verbeuse, trop appuyée pour ne pas être suspecte. Sans doute se méfient-elles des individus comme moi, qui vois toujours dans l’excès d’un sentiment la proximité du sentiment contraire, dans un excès de joie et de fierté, les lézardes de la frustration et de la honte. Les voilà donc en ligne, les visages éclairés par l’idéal, un idéal en rose et bleu, projeté sur des banderoles à l’arithmétique simple : un couple = un papa + une maman. Ils sont donc au rendez-vous : des couples de papas et mamans, et des ribambelles d’enfants se tenant par la main, un peu euphoriques, grisés par le sentiment de faire corps ensemble, rassurés et rassurants, eux qui n’arrivent pas à penser qu’un corps seul n’est pas forcément un corps malade ou incomplet.

Ce qu’ils veulent sauver, c’est le sentiment de leur exception (un comble pour eux qui expliquent l’homosexualité comme une exception naturelle) ou mieux, c’est le sentiment de leur élection. C’est le sentiment qu’ils ont réussi à sortir de la souille, à se tirer du flou, de l’indéterminé. Leur étendard brille au-dessus du marécage. Le marécage, ce ne sont pas seulement les marginaux, les borderline, les créatures tératologiques aux désirs changeants, aux instincts irrépressibles, mais ce sont aussi les dépressifs, les asexuels, les solitaires, les non-appariés. Non, c’est vrai, ils ne sont pas homophobes. C’est bien pire. Ils veulent imposer au monde l’Idée d’une réalité qui est la leur, mais ils ne veulent surtout pas que cette réalité, d’autres la vivent. Ils ont besoin de cette zone de flou, qui leur procure l’excitation de la peur, peut-être parce qu’ils veulent penser que leur vie résulte d’une construction volontaire, gagnée à coups de travail sur soi, d’actions morales, d’amour… tout ce que le mariage symbolise.

Ils ne sont pas homophobes. Il faut les croire quand ils l’affirment avec conviction. D’ailleurs, ils ne sauraient, dans leur réalité, être des individus haineux. A côté de la haine, l’indifférence et la compassion sont des voies possibles – mais la compassion pour les homos est parfois vicieuse, car elle nécessite, pour être perpétuée, que l’homosexualité ne soit jamais totalement reconnue, que l’homosexuel vive toujours dans l’inconfort de la marge. Souvent, une qualité morale comme la compassion ne peut se construire que sur un plancher vermoulu…

Il ne faut pas s’y tromper, c’est bien la question du désir qui est au centre du débat « pour ou contre le mariage pour tous », avant même la question du droit et de la filiation. Qu’il y ait du désirable ailleurs que là où je désire, voilà qui a de quoi troubler tout individu. Mais ce trouble a besoin d’une condition pour se transformer en conviction et propos virulents.

Parmi les propos les plus modérés, on peut entendre ceci : « Les homos ont choisi une vie autre qui n’est pas la réalité, c’est une voie alternative non validée par la Nature ou par Dieu – bon, je veux bien le concéder, elle peut être à la limite reconnue par Dieu, car après tout ces voies bizarres existent, mais elles ne sont acceptées par lui que parce qu’elles mènent à l’impasse. »

Mettons Dieu et l’Eglise de côté : la voix de Dieu ne s’argumente pas. Loin de moi l’idée de juger Dieu. Concentrons-nous sur l’idée de Nature. Le naturel, le biologique parleraient donc à ces parents élus, qui ont eu le courage de brandir leurs banderoles il y a quelques jours. Voilà la condition qui manquait pour transformer un simple trouble devant le désir de l’autre, en conviction que tout autre désir que le sien est un désir pervers : il faut faire partie de la grande secte des naturalistes (et je ne parle pas ici de naturalisme au sens pictural…) La nature, les naturalistes en sont convaincus, vise une finalité. Non seulement elle vise une finalité, mais elle la vise à travers eux. Cette finalité, ce n’est pas à moi de la décrire : la nature ne m’a hélas jamais parlé qu’à travers le creux d’un coquillage, pour me murmurer des propos incohérents. Mais j’imagine assez bien à quoi peut ressembler la fin de l’histoire selon les sectaires naturalistes : à une sorte de société de l’Amour, tyrannique et totalitaire, des gardiens en rangs serrés sur les marges.

Comme vous le voyez, prêter une finalité à la nature est une conception plutôt anti-darwinienne. Alors pourquoi ces gens agissent-ils comme s’ils croyaient avec ferveur à la sélection naturelle ?

31 janvier 2013

La Grande Illusion - Jean Renoir

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C’est l’un des titres les plus opaques de l’histoire du cinéma. Gosse, ne connaissant de ce film que sa réputation de chef d’œuvre, je n’arrivais pas à en imaginer le contenu. Tout film est une boîte noire qui suscite la curiosité, mais celui-ci l’a suscitée plus qu’aucun autre. Je ne savais pas alors que son intrigue se déroulait au cours de la première guerre mondiale. Je ne pouvais pas imaginer qu’un film avec une réputation pareille, avec un titre pareil, puisse être ancré dans un contexte historique et porté l’ancre (ou le boulet) d’une guerre, et donc du film de genre, ce par quoi j’imaginais la guerre.

C’est la première des illusions : ce n’est pas un film de guerre. Si le contexte historique rend le film moins vaporeux, moins abstrait peut-être que La Règle du Jeu, la première guerre mondiale est à peine ici un décor (nulle scène de combat), mais c’est la condition d’apparition d’un microcosme où les classes se mélangent – bourgeois et prolétaires, marchands et paysans, nobles officiers mondains. Puis le film les décantent une à une, l’émulsion ne prend pas : dans la prison forteresse, où même les geôliers ressentent l’isolement, les aristocrates s’apparient par-delà les nationalités.

Le film commence par une des chansons favorites du lieutenant caporal (Gabin) : La femme ayant l'air d'un garçon/Ne fut jamais très attrayante/ C'est le frou frou de son jupon/Qui la rend surtout excitante, qui est en même temps l’exposition d’un des thèmes récurrents du film : le travestissement, au sens le plus large (et donc comme modalité de l’illusion, y compris jusque dans son aspect le plus délibérément farcesque). Dans la première partie du film, chaque plan semble porter un sourire (le grand Renoir et sa bonhommie, par l’entremise d’un Carette jovial, nous met en relation directe avec la pantomime façon XIXème). La vie et l’humanité occupent tout le film qui offre une touchante histoire d’amour entre deux aristocrates en voie d’extinction. Ils se reconnaissent et s’aiment dans leur rareté et leur préciosité (Fresnay le capitaine français et Von Stroheim le commandant allemand, élégants et racés jusque dans la mort). L’autre histoire d’amour, entre Jean Gabin et Dita Parlo, est plus convenue, mais elle dépasse les sentiments nationalistes et donne au film son éclaircie – comme le regard clair de Gabin et le plan final dans la neige.

15 janvier 2013

Fiction#01 - La Ville

La ville s’était construite entre deux fleuves. Elle élançait ses ponts d’une rive vers l’autre, comme de grosses pattes d’insecte, faisant mine de vouloir soulever son corps bossu de presqu’île. Elle avait voulu un temps être Paris. On en trouvait la trace dans une antenne métallique haute de vingt mètres, dans de larges boulevards ravalés, sur les façades XIXème, actuels sièges d’organismes bancaires ou d’agences de voyage qui dominaient des quais de pierre austères. Elle voulait maintenant, comme une poussée d’acné, être Barcelone, mais la nature ne l’avait pas dotée d’une latitude assez basse. Elle se disait parfois, pour palier le regret de n’être pas assez méridionale : deux fleuves valent bien une mer. Sa presqu’île lorgnait alors pudiquement sur Manhattan puis détournait bien vite le regard : il y a des comparaisons qui ne tiennent pas la route.

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Son habitant-type était fait de toutes ces velléités. C’était l’enfant d’une génération qui avait incarné le parisianisme comme aucun parisien ne l’avait jamais fait. Il avait grandi dans le désir de perdre une arrogance à ce point fabriquée que n’en subsistait que la froideur. Cette froideur ne lui appartenait plus. Elle jaillissait entre les places et sur les berges empierrées et se logeait, dieu sait comment, dans les valises des touristes. Les habitants d’aujourd’hui avaient le désir, en somme, de devenir plus chaleureux aux yeux du monde, par des méthodes et des moyens qu’ils ne possédaient pas, louant des artifices à la Barcelone festive du sud, copiant, lors de séjours impromptus dans la ville catalane, le délire maîtrisé d’un Gaudí pour en transposer la maîtrise (mais non le délire) dans leurs appartements quasi haussmanniens.

On disait que, dans cette ville et depuis quelques mois, les chats quittaient régulièrement leurs propriétaires. C’était un de ces événements qui échappent aux statistiques et aux sondages. Aucun recensement n’avait été réalisé et, sur ce point, les commissariats ne comparaient pas leurs chiffres avec ceux des villes voisines. Qui avait remarqué que les messages « Perdu : chat tigré » ou « Recherche petit chartreux croisé angora » fleurissaient sur les stops, les feux tricolores, les portes et les vitrines avec une fréquence accrue depuis plusieurs semaines ? La rumeur. Et la rumeur s’était chargée d’en fournir les causes, sises en Messieurs les propriétaires eux-mêmes : un effacement des frontières territoriales, la multiplication des désodorisants et des soins corporels brouillant les organes sensoriels des félidés, un amollissement de l’autorité (lié à) une médiocre capacité à résister au regard félin scrutateur, inquisiteur. La rumeur organisait ces causes en récit, pour mieux les mémoriser. Un récit autoritaire qui, dans quelques années, ferait figure de conte : le chat s’est mis à juger l’homme et l’a rendu à sa solitude (version SPA). Il y avait probablement, dans quelque égout déserté par l’humain – si l’on postule que les égoutiers sont déjà des mutants –, un royaume des chats flamboyant et prospère.

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L'angle du marmouset
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